LIVRE À LA UNE : CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL

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Ecoles au Sénégal
19 April 2023
CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL Le Cahier d'un Retour au Pays Natal est un poème autobiographique d'Aimé Césaire, publié en 1939. Il raconte le voyage de Césaire à travers son pays natal, la Martinique. Le poème commence par une description de la beauté et de la diversité de la nature, et de la façon dont elle se mêle à la culture et à l'histoire de la Martinique. Césaire explore ensuite les différents aspects de la vie martiniquaise, y compris la religion, la politique et la culture. Il décrit la façon dont les différentes cultures se mêlent et s'influencent mutuellement, et comment la vie martiniquaise est influencée par la colonisation française. Le poème se termine par une célébration de la liberté et de la beauté de la Martinique, et par une exhortation à ses lecteurs de se souvenir de leur pays natal et de leur histoire.

Cahier d'un retour au pays natal

Aimé Césaire - 1936/1938

 

Biographie

Aimé Césaire (1913 - 2008) était un poète et homme politique français. Né en juin 1913 à Basse-Pointe, en Martinique. Brillantes études à Paris ; école Normale en 1935. Rencontre avec L.S. Senghor. Milieux intellectuels africains et négro-américains de Paris. Revue d'étudiants noirs, liées aux idéaux surréalistes et marxistes. Cahier d'un retour au pays natal 1936-1938. Retour au pays en 39. Adhésion au parti communiste, élu maire de Fort-de-France, puis député. Discours sur le colonialisme, 1956. Action politique, consécration poétique : textes poétiques, pièces de théâtre La tragédie du roi Christophe, 1963. Son œuvre exprime toute la révolte du peuple noir. Il meurt en 2008.

 

 

Texte étudié

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal (1947)

 

Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiant des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées.

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards  ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant de pustules tièdes, l’affreuse inanité de notre raison d’être.

Au bout du petit matin, sur cette plus fragile épaisseur de terre que dépasse de façon humiliante son grandiose avenir – les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins – la plage des songes et l’insensé réveil.

Aimé Césaire

 

Commentaire littéraire


I. La révélation indignée de l'état des Antilles

Aimé Césaire se présente dans ce texte comme un poète engagé à la manière de Victor Hugo.

1. Un réalisme sans complaisance

Dans cet extrait, Aimé Césaire dresse un portrait sans complaisance du peuple antillais.

Les images dans le premier paragraphe sont fortement dévalorisantes, les Antillais complices des Européens sont assimilés à des insectes, "hannetons de l'espérance" et "punaise de moinillon" qui renvoient à leur confiance naïve ou paresseuse face aux fausses promesses des hommes politiques, et peut-être des autorités religieuses. Césaire les accuse de porter malheur à leur peuple en les traitant de "mauvais gris-gris".

Aimé Césaire emploie le champ lexical de la maladie ("petite vérole", "soleil vénérien", "eschare", "pustules"), et montre ainsi la misère du peuple antillais.

Dans le deuxième paragraphe, l'anaphore de "les Antilles", 
métonymie pour désigner le peuple antillais, montre que le phénomène touche toute la population.


2. La critique de la colonisation

Aimé Césaire dénonce l'orgueil des colons ("vingtième étage des maisons les plus insolentes") ; l'adjectif péjoratif "insolentes" montre la condamnation de Césaire pour ces constructions. En filigrane, implicite, la responsabilité des colons face à l'alcoolisme ("les Antilles dynamitées d’alcool") : dénonciation des puissants qui ont laissé faire.

Aimé Césaire montre l'orgueil des colons qui engendre la dégénérescence physique et morale à laquelle font allusion les "ambiances crépusculaires" et plus généralement la métaphore de la putréfaction.

L'entrée en matière du poème est violente dans son rejet de la colonisation et de ceux qui la subissent passivement par invectives : "va-t’en" (répété trois fois en anaphore). Aimé Césaire veut provoquer l'indignation par des images fortes, violentes, et concrètes.

Le poète utilise la 
métaphore de l'échouage ("échouée dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouée") ; le mot "échouées" est repris en chiasme dans ce groupe de mot, comme pour le mettre en évidence.

Aimé Césaire mobilise toutes les ressources possibles pour exprimer son indignation : images choquantes, lexique trivial, constats concrets, métaphore, métonymie.
Aimé Césaire s'implique personnellement dans ce poème, avec la présence de la première personne du singulier "je".


II. La dénonciation de la passivité coupable des Antillais

1. Le charme trompeur des Antilles

A travers la condamnation, l'auteur va à l'encontre de l'image traditionnelle des Antilles (paradisiaque...). Il veut dénoncer les illusions attachées à cette région.

L'auteur utilise les clichés utilisés habituellement pour les Antilles : "soleil", "plage", "eau nue", "perroquet". Ces éléments traditionnels sont insérés dans un contexte qui vient démentir, corriger ces images : "soleil vénérien", "la force putréfiant des ambiances crépusculaires".
Dessous ce charme trompeur, les Antilles sont contaminées par la maladie, la mort. Ainsi l'auteur veut montrer une duperie.


2. Une immense duperie

Césaire emploie le champ lexical du mensonge : "face de femme qui ment", "extrême trompeuse", "vieille vie menteusement souriante". Ainsi, les Antilles apparaissent comme le pays de la duperie, du mensonge. L'auteur semble dire que les Antillais sont conditionnés par une puissance idéologique ou religieuse "hannetons de l'espérance". Les Antillais ont cru à une fausse promesse.


3. Résignation au silence

Césaire dénonce la résignation au silence, donc la passivité des Antillais face à la colonisation.

Les Antillais souffrent en silence, et ainsi entretiennent l'illusion > thématique du silence ("les martyrs qui ne témoignent pas", "silencieusement", "silence"). Le poète reconnaît discrètement l'existence de révoltes, les évoque avec "martyrs". Mais ils n'ont pas réussi à entraîner un mouvement profond et durable.

Face à cette catastrophe, le silence est d'autant plus répréhensible qu'il aggrave le mal, la maladie dont les Antillais sont symboliquement atteints et surtout le silence interdit toute perspective de renouveau d'où les répétitions intensives des adjectifs "vieux" et "vieilles". L'"eschare" (= blessure provoquée par un immobilisme prolongé) montre bien la passivité des Antillais, et que cela les rend malades.

L'immobilisme conduit au désespoir qui s'exprime par un alexandrin blanc comme une formule bilan ("l’affreuse inanité de notre raison d’être").

Ainsi, le poète dresse un constat pessimiste, mais il montre un espoir au bout de la colère.


III. L'espoir au bout de la colère

1. Un espoir

Dans le premier paragraphe, "Puis je me tournais vers" annonce la description d'une sorte de paradis. Le vocabulaire est alors plus doux, plus positif : "calme", "bercé", "nourrissais le vent"…
Aimé Césaire rappelle la valeur du mode de vie traditionnel des Antillais, peuple sensible à la poésie ("d'une pensée jamais lasse"). Le paradis perdu et ses images d'une vie idyllique ("le fleuve des tourterelles et les trèfles de la savane") est conforté par les 
allitérations en [t], [r], [f] et surtout par la douceur des sonorités. Il se prémunie contre la contagion de la civilisation occidentale qui apparaît dans la construction orgueilleuse de buildings de vingt étages. A l'inverse de l'occidental qui élève des constructions orgueilleuses, Césaire se présente comme l'homme des "profondeurs".

Ce paradis est "perdu", mais peut donc être retrouvé.

L'
anaphore de "Au bout du petit matin" implique la métaphore de la longue nuit de la colonisation présentée comme le règne de l'empire du mal. Cette métaphore du petit matin présente à chaque début de paragraphe est annonciateur de la fin de la longue nuit, même si cette fin semble encore lointaine.


2. Le rêve contre le cauchemar

Après la vision catastrophique des Antilles, le rêve est un antidote contre le cauchemar de la réalité ("place des songes"). Dans le premier paragraphe, au plus profond de lui-même ("dans mes profondeurs"), le poète garde espoir. Le rêve a une fonction sédative, calme, apaise, entretient l'espoir. Le rêve permet l'oubli de la réalité, de la misère, devient visionnaire. Le temps imparfait évoque le rêve.

Le rêve est associé à deux thématiques : oiseau ("tourterelles", "picoré") = liberté et l’eau ("fleuves", "eau nue") = purificatrice, réparatrice.


3. Un rêve qui peut devenir réalité ?

Fragilité et destin grandiose ne sont pas incompatibles, c'est pourquoi Césaire fait honte à ses compatriotes de leur découragement. Ensuite, il dépeint leur libération sous la forme d'un cataclysme salvateur mis en relief par les allitérations ("les volcans éclateront…"). L'eau et le feu s'associent pour détruire et mieux reconstruire. Il laisse ainsi entendre que la population secouera le joug de la répression économique et intellectuelle et qu'une sorte de déluge, l'"eau nue", c'est-à-dire l'eau originelle, purifiera le pays du contact avec l'occident en effaçant les fautes engendrées par l'orgueil de la raison ("les tâches mûres du soleil").

Enfin, le rétablissement de l'alliance avec la nature, la nouvelle vie surgira du "bouillonnement tiède picoré d'oiseaux marins" au sein de laquelle coïncideront rêve et réalité : la plage des songes et l'insensé réveil. Contrairement au début du texte, l'extrait se termine sur une vision onirique pleine de douceur, la relation intime et pacifiée avec la nature est mise en valeur par les allitérations en [s] et en [g] et la douceur des sonorités ouvertes ("la plage des songes et l’insensé réveil").

Césaire emploie le passé pour l'évocation du rêve. Mais dans le dernier paragraphe, il emploie un futur prophétique ("Les volcans éclateront, l’eau nue emportera […] il ne restera") : cela exprime la certitude et non plus un désir exprimé à travers le rêve > fait du poète un visionnaire, un prophète.
L'extrait se termine sur "insensé réveil", expression ambigüe, car "insensé" veut-il dire que le réveil des Antillais n'est pas possible ? Et le réveil marque-t-il justement la fin du rêve ?


Source: (bacdefrançais.net)