Biographie
La vie, la carrière et la trajectoire sociale de Jean Racine
ont fait l'objet d'interprétations contrastées et de querelles vives dans
l'historiographie de la littérature. Les biographies du dramaturge ont
longtemps relevé de l'hagiographie le montrant en modèle du provincial
miséreux que le génie littéraire élève à la gloire, la richesse, et, fait
inédit, la noblesse. Une telle vision procède d'une déduction de la vie de
Racine à partir de son œuvre. Les historiens romantiques ont cherché dans sa
vie les passions si présentes dans ses tragédies, en déduisant de leur vivacité
des éléments biographiques et psychologiques. Les critiques littéraires ont
limité l'ensemble de sa vie à sa production littéraire, négligeant une vision
sociale de son parcours ; l'homme Racine étant avant tout un auteur, déterminé
par le génie de sa production littéraire et le « mythe » qui entoure
celle-ci.
Ces deux visions ont depuis été critiquées. D'une part, le
fait de chercher chez l'auteur les traits psychologiques de ses personnages
relève d'une détermination a priori et d'une téléologie, ce d'autant plus que
l'expression des sentiments intimes de l'auteur correspond mal aux critères du
théâtre du xviie siècle16. La critique cherche aujourd'hui davantage à chercher
sous le mythe littéraire la réalité sociale et politique de sa carrière.
D'autre part, Racine n'est pas seulement remarquable comme écrivain : « il a
accompli l'une des trajectoires sociales les plus extraordinaires de l'époque
moderne ». Son ascension sociale fulgurante, unique dans la société rigide de
l'Ancien régime, a suscité l'intérêt de la socio-histoire. Alain Viala a ainsi
donné sur Racine un ouvrage fondateur de la sociologie de la littérature,
voyant dans sa carrière l'exemple typique de la constitution d'un « métier des
lettres » comme champ permettant de faire carrière, et de la naissance du
statut social d'écrivain . Influencé par la sociologie bourdieusienne, Viala
a utilisé la métaphore du caméléon pour rendre compte de la trajectoire sociale
de Racine, définissant « l'ethos caméléonesque » du poète comme une «
disposition à prendre l'aspect du milieu auquel on veut (on désire ou on a
besoin de) s'intégrer pour y trouver de quoi subsister et se développer». Si
la perspective de Viala a également suscité des réserves, la biographie du
dramaturge est désormais largement considérée sous un angle social, comme une
trajectoire opportuniste qui, loin d'être le seul déploiement d'un génie le
portant irrémédiablement à la gloire, influence le contenu et la nature de sa
production littéraire.
Resumé
Phèdre, seconde femme de Thésée, roi d’Athènes, éprouve un
amour criminel pour Hippolyte, le fils de son époux ; tel est le fatal secret
que lui arrache, après bien des prières, Œnone, sa nourrice. Au moment où elle
vient de faire ce cruel aveu, Thésée est absent et bientôt le bruit de sa mort
se répand dans Athènes. C’est Phèdre elle-même qui vient annoncer cette triste
nouvelle à Hippolyte ; dans cette entrevue, sa tête s’égare et elle lui fait
l’aveu de ses coupables sentiments. Hippolyte, épouvanté, la repousse avec
horreur et Phèdre, humiliée, jure de se venger de cet affront. Cependant avant
de le faire, elle essayera encore une fois de fléchir Hippolyte ; maintenant
qu’elle est veuve et libre, elle lui fait offrir la couronne pour prix de son
amour. Tout à coup le bruit se répand que Thésée n’est point mort ; il arrive
même et Hippolyte l’accompagne. Que va faire la reine déshonorée aux yeux de
son époux ? Elle est résolue à se donner la mort ; en attendant, loin d’aller à
sa rencontre, elle fuit la vue de celui qu’elle redoute. Thésée, interdit de
cet accueil, interpelle la reine, et la nourrice de Phèdre ne trouve d’autre
moyen de sauver la vie de sa maîtresse, que d’accuser Hippolyte. Que l’on juge
de la colère du malheureux père, lorsque son fils, après ces révélations, ose
se présenter devant lui ! Il l’accable de malédictions, le chasse loin de sa
présence et conjure même Neptune de punir le coupable jeune homme. Celui-ci se
tait et s’éloigne. La vengeance paternelle ne tarde pas à s’accomplir. Peu
après, Théramène, accourt pour annoncer la mort d’Hippolyte. Neptune a fait
sortir du sein de la mer un monstre menaçant ; les chevaux effrayés se sont
emportes et l’infortuné jeune homme est mort de ses blessures en protestant de
son innocence. À l’ouïe de cette nouvelle, Phèdre, accablée de remords, vient
aussitôt tout dévoiler à Thésée ; mais déjà elle s’est fait justice elle-même,
car, à peine a-t-elle achevé déparier, qu’elle tombe empoisonnée aux pieds de
son époux.
Le personnage de Phèdre, tel que l’a créé Racine, est le
plus beau, le plus poétique, le plus complet qui soit au théâtre. Phèdre n’est
point la victime de cette fatalité aveugle et impitoyable du paganisme qui
chargeait souvent la plus rigide vertu d’un crime abominable dont elle n’avait
pas plus la conscience que la volonté. La fatalité qui pousse Phèdre au crime
en lui laissant la conscience da sa faute, et qui la punit de la mollesse de sa
résistance et de l’insuffisance de sa vertu, nous parait renfermer un
enseignement dont il n’est personne qui ne puisse saisir le sens. Aussi, après
la lecture de Phèdre, les solitaires de Port-Royal, et entre autres le célèbre
Arnauld, pardonnèrent à leur ancien disciple la gloire qu’il s’était acquise
par ses œuvres théâtrales ; leur sévérité fut désarmée, ils ouvrirent les bras
au pécheur.
Le sujet de cette tragédie est pris d'Euripide. "Quand
je ne devrais, dit Racine, que la seule idée du caractère de Phèdre, je
pourrais dire que je lui dois ce que j'ai peut-être mis de plus raisonnable sur
la scène." Il aurait pu ajouter aussi, le plus beau rôle et le plus
fortement tracé de tous ceux qu'il a mis au théâtre. Il s'est servi avec une
merveilleuse adresse de cette idée de fatalisme qui formait le sujet de la
plupart des tragédies chez les Anciens, et qui, chez les Modernes, et surtout
chez les Français, qui attachent une si grande importance à ce qu'on nomme
convenances du théâtre, n'aurait pu que paraître révoltant.
Racine est le seul qui ait risqué un tel rôle sur la scène
française, et le Macbeth de Shakespeare est peut-être le seul du théâtre
moderne qu'on puisse comparer à cette belle production du tragique français.
Ces deux personnages, poussés vers le crime par une fatalité irrésistible,
inspirent un intérêt d'autant plus fort qu'il est plus naturel, et qu'il
résulte, non du crime qu'ils ont commis, mais du malheur qui les y pousse.
Racine était si fortement convaincu de cette vérité, qu'il observe dans sa préface
: "J'ai même pris soin de rendre Phèdre un peu moins odieuse qu'elle n'est
dans les tragédies des anciens, où elle se résout d'elle-même à accuser
Hippolyte."
Racine a aussi fait quelque changement au personnage
d'Hippolyte, qu'on reprochait à Euripide d'avoir représenté comme un philosophe
exempt de toute imperfection. Il doit à l'auteur grec l'idée du sujet, la
première moitié de cette belle scène de l'égarement de Phèdre, celle de Thésée
avec son fils, et le récit de la mort d'Hippolyte.
C'est d'après la Phèdre de Sénèque que notre auteur a conçu
la scène où Phèdre déclare son amour à Hippolyte, tandis que dans l'Euripide
c'est la nourrice qui se charge de parler pour la reine. C'est aussi au poète
latin qu'il doit la supposition que Thésée est descendu aux enfers pour suivre
Pirithous, et l'idée de faire servir l'épée d'Hippolyte, restée entre les mains
de Phèdre, de témoignage contre lui, idée bien supérieure à celle de la lettre
calomnieuse inventée par Euripide. C'est aussi à l'exemple de Sénèque que
Racine amène Phèdre à la fin de la pièce pour confesser son crime, et attester
l'innocence d'Hippolyte en se donnant la mort.
Le personnage d'Aricie n'est pas non plus de l'invention de
Racine. Virgile dit qu'Hippolyte l'épousa et en eut un fils.
On a écrit des volumes pour et contre le récit du cinquième
acte où Théramène annonce à Thésée la mort de son fils. Tel qu'il est, c'est un
des plus beaux morceaux de poésie descriptive qui soient dans notre langue.
C'est la seule fois que Racine s'est permis d'être plus poète qu'il ne fallait,
et d'une faute il a fait un chef d'œuvre.
Dans le rôle de Phèdre, le plus beau peut-être qu'on a
jamais vu sur le scène, on admire surtout l'art avec lequel Racine a évité les
défauts de ses prédécesseurs. Mais c'est surtout dans le quatrième acte, quand
la honte et la rage d'avoir une rivale jettent Phèdre dans le dernier excès du
désespoir, c'est surtout alors que notre poésie s'éleva sous la plume de Racine
à des beautés vraiment sublimes, et c'est après avoir déclamé cette scène avec
tout l'enthousiasme que lui inspiraient les beaux vers, que Voltaire s'écria un
jour : "Non, je ne suis rien auprès de cet homme-là."