Le 10 février 1763, la France acceptait officiellement la
conquête anglaise du Sénégal. Avec le traité de Paris, les possessions
françaises en Afrique furent réduites à l’île de Gorée ainsi qu’à la loge de
Juda sur la Côte d’Or. La France avait consenti cette réduction énorme de ses
établissements africains parce qu’elle avait réussi à conserver l’île de Gorée.
Pour les Français, Gorée était « la clef du commerce » dans cette région,
puisque la traite française pouvait être protégée à partir de l’île. Cette
vision était ancrée dans l’idée que les colonies les plus rentables – et donc
les plus précieuses – étaient les Antilles françaises avec leur production du
sucre et de café – une production qui comptait sur l’afflux constant d’esclaves
africains pour le travail des plantations. Forcé de faire des sacrifices pendant
les négociations de paix avec l’Angleterre, le gouvernement français avait jugé
que le Sénégal n’était pas indispensable. Ainsi, le duc de Choiseul dira au roi
quelques années plus tard : « Sire, vous savez que depuis cinquante ans tout a
été déterminé par le commerce. »
Pourtant, ces déclarations officielles ne révèlent pas toute
l’histoire de l’abandon français du Sénégal en 1763. En effet, derrière les
négociations anglo-françaises, la France préparait déjà la reconquête du
Sénégal. Comme je vais essayer de le montrer, les préparatifs de paix nous
montrent qu’à partir de cette période, la vision coloniale de la France prend
deux directions. L’une, bien étudiée par les historiens, concerne les efforts
pour augmenter la production des îles à sucre. Parallèlement à ces efforts,
certains Français commençaient à programmer un nouvel avenir impérial en
Afrique. Cela devient évident durant la période allant de 1763 à 1779, année de
la reprise du Sénégal aux Anglais par la France.
La possibilité de céder le Sénégal utile non seulement comme
source d’esclaves mais aussi comme véritable colonie agricole, était déjà
discutée par le ministère des Affaires étrangères pendant la guerre de Sept
Ans. En juin 1761, un mémoire intitulé « Côte d’Afrique » mentionnait ainsi :
« On pourrait encore tenter de tirer parti de ce pais par la
culture, les terres du Sénégal sont bonne et bien arrosées de rivières et de
ruisseaux. L’indigo sauvage y est très commun et s’y élève de 4 à 5 pieds. L’on
y pourrait planter le cacao et des cannes à sucres, tabac, le café, le coton y
viendraient aisément, le pays est peuplé de nègres libres auxquels on pourrait
donner certains encouragement pour les porter à défricher les terres, sans se
servir de nègres esclaves qui auraient trop de facilité de s’échapper dans la
forêt. La population de cette espèce d’homme s’y multiplierait en raison de ce
que la culture pourrait en faire subsister. Il ne manquera pas de s’y établir
avec le temps des cultivateurs blancs, soit créoles ou européens, et alors
cette colonie pourrait devenir de conséquence et nous indemniser en grande
partie des pertes que nous aurions faites ailleurs. »
Ce mémoire est probablement le premier document officiel à
proposer un transfert en Afrique des productions de sucres, cacao, coton, tabac
et autres produits associés à l’Amérique en employant seulement des
travailleurs libres. En 1761, l’esclavage était cependant rarement critiqué,
même par les philosophes. On peut supposer aussi que l’idée apparaît alors que
la France craint de perdre son empire colonial lors des négociations qui
venaient de débuter.
D’autres conservaient l’idée d’un avenir colonial français
en Afrique comme, par exemple, le botaniste Michel Adanson, qui avait une bonne
connaissance de la région à la suite de ses explorations scientifiques menées
entre 1748 et 1754 sous la protection du directeur de la Compagnie des Indes,
M. Pierre-Barthelemy David. En 1763, Adanson adressait un long mémoire à
Choiseul dans lequel il rappelait l’utilité de l’île de Gorée et ses
dépendances. La raison principale de la conservation de Gorée était «
l’assurance d’avoir un pied sur la côte qui a environ 300 lieues de longueur,
et de rentrer un jour dans tous ses droits dès que ce pays paraitra avantageuse
à la France6 ».
Un tel destin était-il aussi envisagé par la Cour à ce
moment-là ? Si oui, pourquoi avoir cédé le Sénégal ? L’ambassadeur français, le
duc de Nivernais, indique que la France avait maintenu une certaine imprécision
dans le traité de Paris, qui stipulait que l’île de Gorée devait être rendue à
la France, et que la Grande-Bretagne gardait la rivière Sénégal avec les forts
et loge de Saint-Louis, Podor, Galam et leurs dépendances. Le traité ne faisait
aucune référence à d’autres forts établis par la Compagnie des Indes, comme
Rufisque, Portugal, Joal et Albreda. Mais comme Nivernais l’indique, l’absence
de ces comptoirs dans le traité était délibérée et pouvait ouvrir la voie à la
réclamation de certains territoires au Sénégal après la paix. On peut aussi voir
dans la correspondance entre le premier gouverneur général de l’île de Gorée,
Poncet de la Rivière, et le ministre de la Marine, le duc de Choiseul, que le
nouveau gouverneur se sentait chargé d’étendre la présence de la France en
Sénégambie après la guerre. Comme il l’écrivait à Choiseul :
« Les noms des endroits ou le pavillon du roy est abordé le
long de cette côte, sont : le Cap Manuel, le Cap Bernard, la résidence de
Rufisque sur le pays de Cayor, la résidence de Portudal sur le pays de Baol, la
résidence de Joal sur le pays de Sin, et la résidence d’Albréda en Gambie sur
le pays de Bar. »
Sur les archipels de Bissagos, et sur les deux îles de
Bisseau et Bolam, il disait en plus qu’« on pourrait former des habitations,
comme en Amérique » et que si la France ne le faisait pas, « les Anglais allait
certainement le faire ». Poncet de la Rivière avait d’autres idées
remarquables. Par exemple, il proposait à Choiseul de reprendre l’ancien fort
de Bambuk avec ses mines d’or. Avec l’aide des noirs indigènes, des soldats
français, et des noirs de France, ou, comme il disait :
« il y en a beaucoup d’inutile », on pourrait reprendre
Bambuk et assurer un profit de 50 000 gros d’or par jour. Finalement, il
indiquait à Choiseul que « plus vous m’enverrez de fonds, plus j’entreprendrai9
».
Selon lui, les Anglais étaient détestés par les indigènes et
que, s’il en avait les moyens, « les ferait chasser du Sénégal et de la rivière
de Gambie, sans qu’aucun Européen s’en mêlât ».
Poncet de la Rivière n’ayant pas reçu de renforts, on peut
conclure que Choiseul jugeait qu’une reconquête n’était pas encore opportune.
Ses grands projets furent d’ailleurs arrêtés par son rappel. Comme beaucoup
d’agents de l’administration coloniale en Afrique à cette période, des
accusations d’implication personnelle dans la traite des esclaves avaient été
lancées contre lui. Le ministre préféra remplacer Poncet par un nouveau
gouverneur.
Son successeur, le chevalier de Mesnager, exprimait aussi un
intérêt à créer des colonies en Afrique. Mais les siennes devaient être
autrement composées, pas à pas. Il pensait que la première devait être établie
entre le territoire de Cap Manuel et Rufisque, vu que ce territoire était très
fertile. Comme Poncet de la Rivière, Mesnager trouvait que la culture des «
légumes, grains, fruits, Cotton, indigo, etc. pourrait facilement se faire ici
». De plus, ayant passé plusieurs années à Saint-Pierre et Miquelon, il
proposait d’imiter le modèle colonial du Canada :
« Si l’on veut bien réfléchir d’une part (sic) que les
premiers colons du Canada étaient des officiers à former et que l’on envisage
d’une autre les moyens dont l’Angleterre et la Hollande se servent pour peupler
leurs colonies et les rendre fleurissantes, je ne doute pas que l’on approuve
ma demande pour accorder aux officiers des forts d’Afrique une liberté de commerce
aux conditions de le faire tous ensembles et sous les yeux du gouverneur qui en
rendra compte à la Cour. »
La réussite du projet était conditionnée par la présence de
bons officiers coloniaux et l’assurance de la liberté de commerce. Mais, il fallait
aussi avoir de bons colons :
« Le choix des sujets est absolument nécessaire, que le
moindre vice en hommes ou femmes pour l’établissement d’une nouvelle colonie
est extrêmement dangereux et qu’on ne doit employer pour le commandement que
des âmes désintéressées qui trouvent toutes leur vues du côté de la religion,
de la gloire du roi et du bien de l’État. »
La dernière condition pour que le résultat soit aussi
satisfaisant que dans les colonies d’Amérique était la présence de travailleurs
indigènes. Il écrivait à ce sujet :
« On trouvera pour cent vingt livres par an y compris la
nourriture autant de noirs qu’il en serait besoin pour cultiver les terres ce
qui est une grande facilité pour le François malaisé qui désirerait s’établir
dans une colonie. »
Le projet du chevalier de Mesnager avait été accepté, mais
les craintes de rivalités impériales et le climat ont bloqué son développement.
Gastière, son successeur en 1767, était informé que :
« Il fallait se borner à permettre aux habitants d’y faire
des cultures de mêmes grains et d’y élever des bestiaux et des volailles, même
d’y former des communautés pour se procurer toutes les aisances de la vie ; de
leur accorder pour cet effet des terrains plus ou moins étendues suivant leurs
facultés, à condition qu’ils n’y cultiverons aucun espèce de denrée
commerçable, telles que le sucre, le coton, ou l’indigo… »
En outre, le climat était très dangereux pour les colons.
Comme il fût documenté plus tard, « une épidémie produite par les exhalaisons
des marais qui en sont peu éloignés, à réduit à quelques familles ce village
autrefois plus considérable ».
Les projets de Poncet de la Rivière et du chevalier de
Mesnager étaient proposés et réalisés pendant une période créative où la France
tentait de reconstruire son empire colonial après la guerre de Sept Ans. Le
projet à Kourou en Cayenne était certainement le plus important de ces
tentatives. C’est probablement aussi à cause de son échec – et de la peur des
îles à sucre suscitées par la jeune colonie de Kourou – que Versailles arrêta
de nouveaux projets en Afrique après le gouvernement du chevalier de
Mesnager17. Ainsi, les instructions données à Gastière, précisaient que :
« Le point de vue sous lequel le sir de la Gastière doit les considérer tous en général, c’est le commerce ; ce sont là les vraies mines, ce serait s’abuser que de chercher celles de Bambouc, avant que de s’assurer de la traite des noirs qui est le principal objet, et des moyens de la rendre plus facile et moins dispendieux. »
La question des finances était un autre facteur :
« Les établissements sur les côtes étant à la charge de Sa
Majesté ; il est nécessaire d’en diminuer le nombre, non seulement pour en
réduire la dépense à l’indispensable, mais encore parce qu’ils se nuiraient les
uns les autres par leur proximité. »
Les années 1770 constituent pour la Couronne française un
recul des projets coloniaux en Afrique. Au même moment, se développent
plusieurs tentatives privées émanant des nouvelles compagnies qui émergent avec
la réintroduction du commerce privilégié. L’intérêt du gouvernement français
pour l’Afrique semble réapparaître avec la guerre de revanche de 1778 à 1783.
Les officiers de la Compagnie de la Guyane française tentent d’influencer
Versailles pour reconquérir le Sénégal, insistant sur son important potentiel
commercial. Le gouverneur de Gorée, Armény de Paris, exprime des vues
similaires en soulignant la rentabilité des mines d’or, de la gomme, des noirs,
et de la production agricole.
C’était au duc de Lauzun de reprendre le Sénégal, ce qu’il
fit facilement en janvier 1779. Comme il écrivait au roi :
« J’ai l’honneur de vous informer que les troupes du roi se
sont emparées de l’isle et fort Saint-Louis de Sénégal le 30 du mois dernier
sans perte d’un seul homme : cette conquête fait un tort irréparable au
commerce de l’Angleterre et peut augmenter autant qu’on le voudra celui de la
France. »
Pendant les négociations de paix, un mémoire de Joseph
Matthias Gérard de Rayneval, détaillait pourquoi il était essentiel de voir le
Sénégal rendu à la France. Certes, il y avait des esclaves et de l’or, mais on
pouvait aussi cultiver du coton et l’indigo – et peut-être même du sucre, du
café et du tabac. Il était possible, expliquait ce mémoire, « d’établir dans
peu d’années dans tout le cours du fleuve la colonie la plus florissante. Des
pâturages immenses seraient dans peu d’années couverts de troupeaux. Les
premiers pas vers la civilisation ouvriraient bientôt à la France la route de
Bambou, de Tambaoura et de Naizambana ».
L’idée qu’une grande colonie française au Sénégal puisse permettre l’introduction de la civilisation en Afrique est une logique de l’impérialisme français des XIXe et XXe siècles. Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer ici, de 1763 à 1783, d’un traité à l’autre, la France n’avait pas seulement décidé de reprendre le Sénégal. Elle avait aussi envisagé un avenir impérial et colonial en Afrique, au moment même où sa présence en Sénégambie était historiquement la plus faible.