Né le 20 septembre 1891 à Médine, (Mali, ex-Soudan Français), décédé le 10 juin 1968 à Dakar ; instituteur, avocat, homme politique et homme d’Etat, Membre de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) ; maire de Saint-Louis (1924 à 1927) et de Dakar (1945 à 1961) ; Député du Sénégal pendant les deux premières Assemblées constituantes puis pendant le premier mandat (1946-1951) ; Sénateur (1958-1959) ; Président de l’Assemblé nationale du Sénégal (1961-1968).
Lamine Amadou Guèye a connu deux siècles, et plusieurs époques historiques marquées par de profondes transformations économiques, sociales et politiques. Sûrement l’homme politique d’Afrique francophone le plus important au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il a vécu ce coup de tonnerre que fut l’élection d’un député noir au Sénégal, Blaise Diagne, en mai 1914 juste avant le début de la Première Guerre mondiale. En 1946, la loi qu’il fait voter à l’Assemblé constituante accordant à tous les ressortissants de l’empire français la citoyenneté signifie, dans certains domaines seulement, la fin de discriminations à la base du système colonial. Sa mort, par ailleurs, coïncide avec l’événement le plus marquant du Sénégal indépendant : mai 68.
Lamine Guèye est né le 20 septembre à Médine, à une dizaine de kilomètres de la ville de Kayes dans le Soudan Français (actuel Mali), d’un père commerçant, Birahim Guèye, et d’une mère Coura Gueye Waly. Il passe son enfance à Saint-Louis, qui est à l’époque la capitale de l’AOF et d’où son père est originaire. En 1903, ses parents l’envoient à l’école primaire des frères Ploërmel – mais du fait des lois 1905, les congrégations religieuses sont expulsées de l’enseignement et l’école prend l’appellation Brière de l’Isle, du nom d’un administrateur colonial. En Juillet 1907, il obtient le brevet élémentaire local, en même temps que Dugay Clédor Ndiaye, Halet Sow Télémaque, Cheikh Madembo, Mme Renée Senghor, née Hélène Konté, ou encore Papa Mar Diop.
Ce dernier avait fondé « l’Aurore » de Saint-Louis, embryon d’association politique ou du moins cadre d’échange à travers lequel étaient formulés des problèmes généraux, notamment celui de l’obtention de droits civiques identiques entre Africains et Français. L’Aurore deviendra « l’association sénégalaise » autorisée légalement en mars 1914 puis en 1921 « l’Union Républicaine des Jeunes sénégalais ».
Lamine Guèye débute sa vie professionnelle comme instituteur en 1908, à Dakar place Protêt – la future place de l’Indépendance – puis il est suppléant dans plusieurs écoles de Saint-Louis, dont la Medersa, l’ancienne école des fils de chef qui, ouverte par Faidherbe en 1855, prend le nom d’école des fils des chefs et des Interprètes en 1893. Le Sénégal voit alors se développer une économie agricole basée sur la monoculture de l’arachide, favorisant progressivement la montée au pouvoir d’une bourgeoisie maraboutique. Ce sera ensuite Bakel pendant 2 ans, Podor une année, puis Kaolack, avec de courts passages par Dakar et Saint-Louis. Au printemps 1916, il se rend en France, où il passe la première partie du baccalauréat de l’enseignement secondaire, puis le Brevet supérieur. Il souhaite une affectation dans le cadre général des instituteurs de l’AOF, mais on lui refuse au motif qu’il n’a pas rempli ses obligations militaires. De retour en janvier 1917 à Dakar, il continue d’enseigner mais du fait de la Guerre qui s’éternise, il est bientôt appelé sous les drapeaux.
Il est incorporé en février 1917 où il sert dans le 5ème colonial de la 28ème compagnie. À Lyon, où son unité est affectée, il en profite pour passer la deuxième partie de son baccalauréat. Retour au Sénégal. Il réussit à obtenir le Certificat de fin d’études normales, puis s’oriente vers des études de droit. Il soutient ainsi à Paris une thèse en droit en 1921, devenant le premier africain à obtenir un tel diplôme, intitulé « De la situation politique des Sénégalais originaires des communes de plein exercice telle qu’elle résulte des lois du 19 octobre 1915, 29 septembre 1916 et de la jurisprudence antérieure. Conséquences au point de vue du conflit des lois françaises et musulmanes en matières civiles ». Il est ainsi remarquable que Guèye se soit emparé d’un sujet d’une telle actualité. En effet, ces lois de 1915 et de 1916, qui portent le nom du député sénégalais Blaise Diagne qui les a fait voter, ont eu une portée considérable en Afrique de l’Ouest, même si finalement leur achèvement n’aura lieu qu’en 1956 avec la mise en place d’un droit de vote au suffrage universel.
Dix ans plus tôt, en 1946, était voté la Loi Lamine Guèye qui promouvait la fin du code de l’indigénat et une citoyenneté pour tous les ressortissants de l’Empire. Avant les indépendances « formelles » de 1960, il s’agit probablement d’une des victoires politiques les plus importantes pour les africains sous domination française. Cette loi qui porte son nom (ainsi que la Loi du 6 juin 1946 sur l’égalité des traitements des fonctionnaires) s’inscrit dans la bataille pour l’assimilation politique. C’est donc en tant que juriste – peut-être plus qu’en tant que militant – que l’action de Lamine Guèye fut la plus retentissante.
Avant même d’avoir obtenu sa thèse de doctorat, Guèye plaide comme avocat dans plusieurs affaires. Alors que les élections pour le renouvellement des conseils municipaux à Dakar, Gorée, St Louis, Rufisque de 1919 voit le triomphe des listes de Diagne, sous l’étiquette du Parti républicain socialiste indépendant, bientôt ses adversaires, les grandes maisons de commerce métropolitaines, assignent en justice ces mairies sous divers prétextes. Il s’agissait de rendre inefficace leur gestion. La dimension politique de ces procès était évidente. C’est le jeune Lamine Guèye, sur demande de Blaise Diagne, député du Sénégal, de Jules Sergent, maire de Dakar, et de Galandou Diouf, maire de Rufisque, qui fut chargé de défendre les municipalités de Dakar et Rufisque. Guèye, plus tard, sera aussi le défenseur dans de nombreux procès, celui de Galandou Diouf – député du Sénégal de 1934 à 1941 –, pour violence et voies de fait, celui de Duguay Clédor Ndiaye, maire de Saint-Louis contre la Compagnie française de l’Afrique Occidentale (CFAO), plusieurs marabouts – Cherif Hamallah et El Hadj Cheikh Anta Mbacké – qui avaient maille à partir avec les autorités coloniales. C’est lui qui assurera la défense en mars 1945 de la majorité des tirailleurs injustement accusés dans les événements de Thiaroye. Enfin, il assure la défense d’inculpés malgaches à Tananarive lors de la grande vague de répression de 1947. Cet itinéraire professionnel nous rappelle à quel point les combats contre le système colonial furent aussi des combats qui se déroulèrent dans l’arène juridique.
C’est probablement une histoire qui reste à écrire.
Lamine Guèye, de par ses études et sa carrière professionnelle, aura l’occasion de beaucoup voyager dans l’Empire français – il est ainsi nommé d’abord à la Réunion, puis en Martinique à partir de la fin des années 1920. Cette circulation dans cet espace politique occasionne de nombreuses rencontres. Il est à Paris au moment du deuxième « Congrès panafricaniste » en septembre 1921, un congrès qui, par ailleurs, après la réussite de celui de 1919, marque une profonde rupture entre les thèses de Blaise Diagne, louant la politique coloniale assimilationniste française et celles de l’américain W.E.B. Dubois. Quelques années plus tard, en 1928, il soutient la candidature de Galandou Diouf contre Diagne aux élections législatives tandis que celui-ci a embrassé les vues du parti colonial. La campagne est marquée par des fraudes.
Diouf, Guèye et Kojo Tovalou Houénou – un dahoméen (Bénin actuel), un personnage au destin hors normes – arrivent à Paris où ils s’inscrivent à Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN), après avoir refusé d’adhérer au Parti communiste français. Kojo Tovalo Houénou et Lamine Guèye écriront un document intitulé Protestation contre les élections législatives du 22 avril 1928 pour la circonscription du Sénégal, adressé à la Chambre des députés, sans succès. Lamine Guèye profite de son séjour en France pour consolider ses relations avec le Parti socialiste, alors qu’il avait rejoint la SFIO en 1923. Cette adhésion à la Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN), fondé par le Sénégalais Lamine Senghor en 1927, est probablement l’engagement le plus radical qu’ait eu à prendre Lamine Guèye. Au risque d’un vocabulaire anachronique, ses choix politiques l’amalgament plus à un social-démocrate à la française qui, sur le terrain colonial, aura cherché, au mieux, à atténuer les dérives du système colonial plutôt qu’à le combattre.
En 1934, fort d’une aura qu’il a acquise dans les prétoires et après avoir été maire de Saint-Louis de 1925 à 1927, Lamine Guèye se présente pour la première fois aux élections législatives. En effet, la mort de Blaise Diagne cette année-là, et donc la tenue d’élections pour le remplacer, entraine une reconfiguration du jeu politique. Cette fois, Guèye s’affronte à son ancien allié Galandou Diouf, il a le soutien des étudiants sénégalais présents à Paris qui signent une lettre en sa faveur. Citons notamment Birago Diop, Abdoulaye Ka, Léopold Senghor, Aristide Issembé, Joseph Boni, Kamara Joseph Kâ, Souleymane Diagne, Jean-Pierre Corréa, Amadou Camara, Amadou Karim Gaye, Ousmane Socé Diop ou encore Mamadou Diallo.
Si Guèye possède un journal, L’AOF, qu’il a racheté en 1926 à François Carpot, le député battu par Diagne en 1914, et donc les moyens de promouvoir ses idées, c’est pourtant Galandou Diouf qui l’emporte. Nouvelles élections en 1936, avec la mise en place d’un comité de ‘Front populaire’, regroupant le parti socialiste et la SFIO, qui soutenait Lamine Guèye. Le résultat voit un plébiscite pour Galandou Diouf. En 1940, Guèye, alors membre de la Commission du Droit africain, une commission crée par Marius Moutet, est nommé au cabinet de Georges Mandel, ministre des colonies. Il démissionne avec l’arrivé de Pétain à la tête du gouvernement, et regagne le Sénégal où il passe la majeure partie de la Guerre en tant qu’avocat. La carrière politique de Lamine Guèye connait une accélération à partir de 1945. Il est élu maire de Dakar en juillet – un poste qu’il occupera jusqu’en 1961 –, puis député à la première Assemblée constituante d’octobre, un poste qu’il occupe encore dans la seconde Assemblée constituante, après que cette première constitution ait été rejetée par référendum en mai 1946. Il est enfin élu député au premier Assemblé législatif de la Quatrième République en novembre de cette année-là, et il est par ailleurs brièvement (décembre 1946-janvier 1947) sous-secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil dans le « gouvernement de la Saint-Sylvestre » dirigé par Léon Blum.
C’est sur une liste composée d’un « ticket électoral », comprenant un député du premier collège des citoyens et un second collège des « indigènes », qu’il est élu, dans le premier collège, avec Léopold Sédar Senghor. Si la carrière politique de Guèye s’est accélérée dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, cette accélération concerne le Sénégal mais aussi l’empire français en cette période où débutent une série de luttes pour la décolonisation. Senghor sera élu aux élections législatives suivantes en 1951 – il avait quitté la SFIO pour fonder son parti, le Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) en 1948.
Les divergences entre Lamine Gueye et Senghor sont connus : clientèle électorale sociologiquement différentes, origine familiale différente, soutien des guides religieux pour le second, etc. Les premiers signes montrant l’affaiblissement de la relation entre les deux hommes eurent lieu au Congrès de la SFIO à Kaolack le 21 septembre 1947. Alors que débute en octobre de cette année la plus grande grève de la période coloniale, celle des cheminots du Dakar-Niger, d’octobre 1947 à mai 1948, les années 1945-1946, baptisées les « années Lamine Guèye » [1] , sont passées.
Elles le sont définitivement lorsqu’en 1951 Léopold Sédar Senghor, accompagné d’Abbas Guèye, bat aux élections législatives le ticket composé de Lamine Guèye et d’Ousmane Socé Diop. Avec cette victoire des « ruraux » sur les « urbains », c’est la fin du monde de l’élite Saint-louisienne, et goréenne, qui aura dominé la scène politique locale pendant près d’un siècle. Mais le maire de Dakar saura rebondir. Il est réélu en 1952 puis 1957 au Conseil territorial du Sénégal (après avoir été depuis 1947 au Conseil Général, l’ancêtre du Conseil territorial). En 1956, il est nommé représentant de la France à l’ONU avant d’être élu sénateur du Sénégal en juin 1958. Cette année-là, une nouvelle constitution est proposée aux peuples de l’Union française. Il participe à la conception de cette constitution au sein du « conseil consultatif constitutionnel ».
En conséquence, il milite pour le « oui » au référendum de septembre 1958. C’est cette position, contre l’indépendance immédiate, qu’il avait porté au congrès du Parti du Regroupement Africain (PRA) qui s’était tenu en juillet 1958 mais aussi un an plus tôt au second congrès du Rassemblement démocratique africain (RDA) tenu à Bamako en septembre 1957 – rappelons qu’il ne s’était pas rendu au premier congrès constitutif, du RDA, en octobre 1946, empêché par la SFIO de Marius Moutet. Ses positions à la fin des années 1950 apparaissent ainsi contre le cours de l’histoire.
Pourtant, à l’indépendance du pays, en juin 1960, il reste un personnage central de la vie politique. Il est président de l’Assemblé nationale du Sénégal au moment de l’éclatement de la Fédération du Mali même s’il ne semble pas avoir joué un rôle important lors de cette séparation. Au contraire, il est même absent de son poste cette nuit du 19 au 20 août 1960, où le vice-président de la Fédération et ministre de la Défense, Mamadou Dia, présente une loi promulguant le retrait unilatéral du Sénégal de la fédération et donc son indépendance immédiate. Cette absence de l’Assemblée nationale fut reprochée à Lamine Guèye qu’on soupçonnait d’être du côté des Soudanais, lui qui était né à Médine, tandis qu’il déclara à la radio que c’est uniquement la fatigue due à son âge qui l’avait empêché d’être présent pour présider les travaux parlementaires. Lamine Guèye est donc le premier président de l’Assemblée nationale du Sénégal, dans ce cadre où le pays est indépendant. Il occupe ce titre en décembre 1962, au moment de la crise entre le président du Conseil Mamadou Dia et le président de la République Senghor.
Il reste beaucoup à écrire sur cette crise, mais retenons que ce coup de force légaliste mené contre Dia par des parlementaires favorables à Senghor – dont les véritables motifs, plus qu’une brouille entre les deux hommes, semblent être la politique de plus en plus socialiste, notamment à destination du monde rural, menée par Mamadou Dia – s’est déroulé au domicile de Lamine Guèye. Empêché d’accéder à l’Assemblée nationale par les forces armées fidèles au président du Conseil, c’est dans la maison de Guèye qu’à l’unanimité des 47 députés présents est déposé une motion de censure contre le premier gouvernement du Sénégal indépendant. Lamine Guèye décède six ans plus tard, le 10 juin 1968, marquant, d’un certain côté, la fin du « mai 68 sénégalais ».
Lamine Guèye aura été un homme politique de premier plan à une époque où racisme et discrimination marquaient la vie politique en Afrique. Pourtant, les idéaux qu’il portait, l’égalité juridique et l’assimilation politique pour les populations africaines, ne trouvent un aboutissement qu’en 1956 avec la Loi-cadre et la mise en place d’un collège unique d’électeurs, dix ans après le vote de la loi qui porte son nom, mettant fin au code de l’indigénat, quarante après le vote de la loi Diagne introduisant une reconnaissance juridique en tant que citoyens pour les ressortissants des 4 communes et de leurs descendants. Les victoires de Lamine Guèye auront été bien tardives et, en un sens, en retard par rapport aux combats de l’époque. Par ailleurs, il a occupé pratiquement toutes les fonctions dans la vie politique sénégalaise, sauf une, celle de président. C’est le jeune professeur qu’il avait lui-même contribué à faire rentrer dans les combats politiques en 1945 qui aura la charge d’être le premier président du pays : Léopold Sédar Senghor.
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